Cet article fait partie d'une série explorant les symptômes naturels apparaissant au sein d'une équipe technique qui collabore au développement — principalement informatique — d'un produit. On y explore le lien avec des modèles issus de la psychologie du code, travaillée dans notre programme d'accompagnement du même nom.
Le diagnostic
Le symptôme des changements qui tendent s'exprime souvent dans une situation du type : « Encore une spec qui change… C'est sympa l'agile, mais ils pourraient réfléchir un peu avant d'écrire les User Stories ! » 1
À l'origine de l'apparition de ce symptôme, il y a plusieurs facteurs2, mais surtout un majeur : la difficulté à accueillir le changement.
Plutôt que de chercher à comprendre si c'est une bonne chose que le périmètre fonctionnel change souvent ou pas, je vais m'intéresser ici aux raisons fondamentales d'apparition du changement et aux stratégies à adopter pour l'accepter plus facilement.
Relation à l'impermanence
Si on prend un peu de recul historique, voire philosophique, le sujet du changement a été commenté depuis des millénaires :
- « Rien n'est permanent sauf le changement » et « on ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve » – Héraclite d'Éphèse
- « Il n'existe rien de constant si ce n'est le changement » – Bouddha
- « Un changement en prépare un autre » – Nicolas Machiavel
- « Le monde déteste le changement, c'est pourtant la seule chose qui lui a permis de progresser » – Charles F. Kettering (General Motors)
Ce dernier paradoxe est parfaitement expliqué par Ichak Adizes3 à travers sa boucle du changement :
- le changement crée un problème
- le problème fait naître une solution
- la solution crée un changement
Bref, le changement s'entretient et le conscientiser complètement est un premier pas pour l'accepter.
En face, j'ai des biais cognitifs nombreux qui accentuent ma crispation dans le passé et ma volonté de maintenir un statu quo, notamment :
- les coûts irrécupérables : je persiste dans l'erreur pour ne pas perdre ce que j'ai déjà investi 4
- l'aversion à la dépossession : je survalorise une chose que je possède 5
- le biais d'ancrage : je m'accroche à ma première impression ou la première information reçue 6
Ainsi, sans le savoir, je cours le risque de me transformer en dinde inductiviste :
Dans l'univers d'un élevage de dindes, tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes : l'éleveur vient tous les jours donner des grains et il fait toujours chaud. Les dindes vivent dans un monde de croissance et d'abondance… jusqu'à la veille de Noël !
S'il y avait une dinde statisticienne spécialiste de la gestion des risques, le 23 décembre, elle dirait à ses congénères qu'il n'y a aucun souci à se faire pour l'avenir…
– Pablo Servigne et Raphaël Stevens 7
S'en sortir
Les philosophes stoïciens ont la solution depuis longtemps : la dichotomie du contrôle. Autrement dit par un de ses esprits fondateurs, Épictète : ce qui dépend de toi, c'est d'accepter ou non ce qui ne dépend pas de toi.
Il s'agit finalement de prendre conscience précisément de ce qui est à ma main et de ce qui ne l'est pas. Cette approche a été reprise dans le modèle des cercles de contrôle8. Il y a 3 cercles concentriques autour de moi : ce que je maîtrise, ce que je peux influencer et ce sur quoi je n'ai pas de pouvoir. Faire l'exercice de placer mes sujets de préoccupation dans ces 3 cercles me permet d'accueillir plus facilement les changements qui les accompagnent.
L'exemple archétypal des stoïciens est le memento mori : un esclave prononçait cette phrase – souviens-toi que tu vas mourir – au général défilant devant la foule en liesse. C'est une forme de visualisation négative : je prévois ce qui peut arriver de pire pour que cela ne soit pas un choc si jamais cela arrivait. Cela va de la tâche sur le nouveau canapé à la prod qui tombe pendant 2 h.
Face à un changement négatif fort, on a tendance à réagir en 5 étapes clés, c'est la courbe du deuil :
- déni : on tente de s'attacher à une fausse réalité qui nous semble préférable, on cherche toutes les raisons pour lesquelles le diagnostic est faux
- colère : suite au déni, la réalité s'immisce et avec elle la frustration, on questionne la justice de ce qui arrive, on cherche un coupable, etc.
- négociation : l'espoir qu'on va pouvoir éviter la cause du deuil se réveille, on effectue des changements de mode de vie en « échange » d'un délai supérieur voire d'une libération
- dépression : la réalité s'est installée complètement et avec elle la désespérance, l'individu se replie sur soi-même et rejette toute sollicitation
- acceptation : la nouvelle réalité, inévitable, est maintenant complètement embrassée et on atteint une autre perspective, on essaie de tirer le meilleur de la situation en conscience
C'est un processus humain bien documenté9, et il faut savoir le naviguer.
Pour finir, un petit outil à la fois absurde et puissant que j'affectionne est l'arbre de décision du changement10 :
Comme pour tous les symptômes explorés ici, c'est quelque chose qu'on peut ressentir soi-même, ou observer chez un autre membre de l'équipe. Parfois, ça n'est pas de la tension, mais un sentiment d'une famille proche, plus ou moins fort : appréhension, colère, démission, stress, énervement, etc. ↩︎
D'autres facteurs mineurs peuvent être par exemple : l'identification à ce que l'on produit ou la complexité à gérer les points de vue des autres. ↩︎
Adizes est un consultant qui a beaucoup apporté au fonctionnement des entreprises, notamment avec des contributions sur le cycle de vie des organisations, en lien avec les grands profils de personnalité – le PAEI – et sur la prise et l'implémentation des décisions – le CAPI. ↩︎
Pablo Servigne et Raphaël Stevens, Comment tout peut s'effondrer : Petit manuel de collapsologie à l'usage des générations présentes, 2015. ↩︎
Stephen R. Covey, The 7 Habits of Highly Effective People, 1989. ↩︎
Hugues